Feu à bord

Le feu à bord...

Cet article est le témoignage d'un marin aguerri, Daniel F. qui navigue/naviguait  en solo sur un Bavaria 34, JULIA. Son port d'attache est à Warns, dans les Pays-Bas et cette "fortune de mer" s'est déroulée le 22 août 2014, en Mer du Nord...

A chacun d'en tirer ses propres conclusions en matière de sécurité à bord et notamment en ce qui concerne le risque d'incendie.

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Le récit de Daniel

2014-08-22

De North Shields à Lemmer.

Après 5 jours de repos 'actif' dans la Royal Quays Marina, je termine en hâte la préparation de la traversée de la mer du Nord.
C’est qu’il y a toujours tant à faire.
Nettoyage approfondi, car j’affectionne de naviguer avec un bateau irréprochable ;
Préparation de la route et de l’armement ;
Pleins : eau, gaz, carburant et contrôles divers ;
Enfin avitaillement en produits frais.
En effet je vais naviguer peinard sur deux jours dans un secteur où les maquereaux abondent et j’ai bien l’intention de m’en régaler.
N’étant plus du tout sous pression et disposant d’une prévision météo idéale ce sera pêche ‘à l’ancienne’, c'est-à-dire où seule la gestion des voiles assurera la bonne vitesse de capture puis de remontée.
J’ai révisé mes fiches cuisines dont une petite dizaine rien que pour le maquereau :
Il y aura au moins un remplissage de four avec pizza aux maquereaux, terrines de maquereaux et maquereaux au four.
Mais il devrait également y avoir du carpaccio de lieu, suivi de filets poêlés, etc.

Les shipping forecasts, le tableau des marées et celui lié au courant de la rivière Tyne, ainsi que mon fameux calcul inverse me donnent un départ à 02H00 du matin.
Ceci me permet en outre de passer l’écluse de sortie de la marina avec les deux portes simultanément ouvertes car les hauteurs d’eau sont exactement identiques entre la rivière et le bassin.
Après l’au revoir à l’agent de service, je prends contact avec Tyne VTS qui est le service de gestion du trafic sur la rivière et les installations portuaires.
C’est que le trafic est ici encore plus intense qu’à Peter Head avec en sus des bateaux de pêche, les ferry, les plates-formes pétrolières, les cargos en tout genre, etc.
Autant dire que la plaisance n’est pas prioritaire et doit souvent patienter.
Rebelote pour une autorisation de sortie immédiate.
Cool ; C’est de bonne augure pour cette dernière traversée qui s’apparente clairement comme devant être une promenade d’agrément.
Une fois l’agent de quart remercié je repasse sur le canal 16.

Me voici à nouveau en mer du Nord, seul maître à bord après Dieu, heureux marin disposant d’un bateau parfaitement à sa main et ‘agréablement’ impatient de retrouver les siens.
Le ciel est couvert mais j’aperçois cependant nombre d’étoiles.
Il fait frais.
Les conditions sont bonnes et correspondent aux prévisions.
Le vent est de secteur ouest pour quinze à vingt nœuds.
Le long des côtes il devrait devenir variable et mollir en matinée, avant de revenir en force sur de l’ouest sud-ouest.
En vue de me tenir à l’avant de cette accalmie j’ai établi le génois sur tribord et la grand’ voile sur bâbord, de sorte d’avoir dans un premier temps un maximum de surface, donc de vitesse, puis de pouvoir simplement réduire la grand’ voile, lorsque le vent basculera vers le sud.
Une fois les voiles convenablement établies en ciseau, je contrôle les paramètres et l’environnement.
Hors mis quelques pétroliers à l’ancre il n’y a, selon le radar, l’A.I.S. et mes observations, personne en navigation à 20 milles à la ronde.
Dans une quarantaine d’heures je devrais atteindre mon prochain way point qui se situe au sud de l’île de Texel.
C’est parfait et conforme à mes prévisions.
En milieu de nuit de samedi je pourrais m’arrêter à l’écluse qui sépare l’Ijsselmeer de la mer du Nord et ainsi n’avoir qu’une seule nuit blanche pour le trajet.
L’arrivée dimanche en soirée sera également opportune pour m’éviter d’être dans la cohue du w.e.
Tout fonctionne correctement et je me félicite des derniers travaux réalisés.

Peu avant le lever du soleil le vent bascule un peu trop au nord.
Je suis au grand largue bâbord, c'est-à-dire que je reçois le vent de l’arrière gauche.
Mais comme j’ai établi la grand’ voile sur ce côté je suis à la limite de la voir se gonfler à l’envers.
En effet les câbles (les haubans et galhaubans) et les barres qui maintiennent le mât ne sont pas parfaitement de chaque côté à 90° mais un peu en  retrait ; C’est ce que l’on appelle des barres de flèche poussantes.
Il en résulte que je ne peux pas avancer suffisamment la grand’ voile car la bôme butte contre les haubans et la voile elle-même s’appuie sur les barres de flèche.
De plus le courant de marée est à son maximum et aggrave encore les choses en obligeant le pilote à compenser la dérive.
Enfin les vagues chahutent régulièrement Julia ce qui induit pour le pilote, un retour sur la fameuse ligne de ‘track’ dont je vous ai déjà parlé.
Il me faut donc inverser la voilure en vue d’avoir le génois du côté au vent car étant tout à l’avant du bateau il pourra être complètement débordé et ainsi le capter, même s’il vient de côté.

Il doit être entre 05H15 et 05H30.
Lorsque la manœuvre est préparée côté cockpit, je démarre le moteur pour placer Julia d’avantage face au vent et ainsi pouvoir rouler plus aisément les voiles.
Puis je me rends en plage avant et inverse l’ensemble du dispositif ‘écoutes, contre écoutes, tangon’. Lorsque ces manoeuvres sont achevées j’entends une alarme se déclencher.
C’est le détecteur de fumée !
En même temps que je me détache de la ligne de vie j’aperçois déjà de la fumée sortir de la descente.
Revenu précipitamment à l’arrière, j’ouvre le coffre du cockpit et m’empare des deux extincteurs qui s’y trouvent.
Il ne m’est déjà plus possible de m’approcher de la descente, tant la fumée noire et âcre est intense. Si jusqu’au démarrage du moteur le vent s’engouffrait dans le carré et amenait de l’air frais dans le bateau et au niveau du détecteur, il arrive depuis relativement de l’avant.
L’aérologie à bord est inversée et l’air intérieur est poussé au dehors.
Des flammes apparaissent en quelques secondes.
Je contourne la capote de la descente et revient en plage avant pour y ouvrir le hublot de la cabine.
La grille anti-insectes m’interdit l’accès.
Je la défonce d’un coup d’extincteur.
Malheureusement, ou au contraire fort heureusement …, le pilote automatique a cessé de fonctionner quelques instants auparavant.
Julia revenue au vent travers arrière est frappée par une vague qui la fait brusquement s’incliner.
Le flexible de l’extincteur s’accroche au hublot et celui-ci s’abat sur ma main en même temps que je dérape.
L’extincteur m’échappe des mains et tombe sur le plancher de la cabine.
Le vent s’engouffrant à nouveau par la descente repousse la fumée et les flammes qui sortent du hublot avant, m’interdisant définitivement d’accéder à l’intérieur et d’atteindre un troisième extincteur fixé au pied de la table du carré.
En revenant vers l’arrière j’observe les flammes et la fumée au travers des deux hublots de pont, le grand hublot latéral du carré et celui de la cuisine.
Je marche littéralement sur le brasier qui s’est considérablement intensifié et n’en suis séparé que par 2 centimètres de fibre de verre.
Lorsque je passe à côté de la survie je comprends qu’il ne me sera plus possible de m’en emparer si je ne la prends pas immédiatement.
Ayant largué les attaches rapides que j’ai spécialement confectionné à cet effet, je charge le sac sur mon épaule et passe à côté de la capote de descente qui brûle déjà.
Le passavant est très étroit, encombré d’écoutes, de la ligne de vie et de réas et Julia bouge.
Mais j’arrive comme par miracle à rejoindre l’arrière sans difficulté.
Les réflexes ‘pompier’, l’instinct de survie, la bonne forme physique et le destin y seront pour beaucoup.
En un éclair je libère les filières, bascule le tableau arrière, amarre la sangle au bateau et précipite la survie dans l’eau.
A nouveau la chance m’abandonne lorsque, malgré l’aide du moteur, je galère pour sortir la dizaine de mètres de sangle, puis que je doive tirer à de nombreuses reprises comme un forcené pour activer la bouteille de gonflage puis enfin lorsque j’assiste médusé à la lenteur avec laquelle tout d’abord rien ne se passe, puis le sac se déchire, puis l’emballage plastique, puis les sangles internes, puis enfin lentement, lentement, le radeau se déplie.
Une éternité !

Durant cette attente mon attention est attirée par les chocs du second extincteur qui roule entre la console de barre et le coffre.
Le vent étant de l’arrière je peux à nouveau me rapprocher de la descente et y vider intégralement l’extincteur ; En pure perte.
Dans l’intervalle, la survie à fini de se gonfler et son parachute, entré immédiatement en action, freine fortement Julia qui déjà se remet vent debout.
Aussitôt la fumée et les flammes rejaillissent du carré.
J’ai tout juste le temps d’extirper du coffre le grab bag (tonnelet étanche dans lequel se trouvent, entre autres, les accessoires de sécurité du bateau) et le pack d’eau que j’y ai spécialement remisé en cas de sinistre.
La capote est maintenant entièrement la proie des flammes.
Je place le levier de commande du moteur sur neutre afin de réduire la traction sur la sangle reliant la survie au bateau.
Mais cela reste une épreuve extrêmement physique de ramener le radeau au contact du bateau.
Je suis pourtant assis au ras de l’eau, dos contre la barre, les pieds bien calés sur les pattes du tableau basculé.
J’y jette le grab bag et le pack d’eau.
Les flammes m’entourent et je sens la morsure du rayonnement sur mes oreilles.
Heureusement que la console de barre fait office d’écran.
Conscient qu’il n’y a plus une seconde à perdre et strictement plus rien à faire ni espérer, je saute dans le radeau.
Il est plein d’eau.
J’essaye de me redresser mais le boudin inférieur est à peine gonflé.
Je me tiens avec peine sur les genoux.
C’est alors que la sangle se retend brutalement et me fait tomber à la renverse.
Sur le boudin supérieur se trouve un couteau bien placé au niveau de l’entrée et clairement illustré pour couper la sangle.
Je m’en empare, sectionne le lien et me trouve enfin définitivement séparé de Julia.
A ce moment retenti une première explosion.
Il est plus que temps de m’éloigner.

Je suis complètement trempé et commence déjà à grelotter.
C’est fou comme les choses vont vite.
J’ouvre mon grab bag puis celui de la survie.
Il contient une écope mais qui ne sera que de peu d’utilité car le boudin inférieur étant dégonflé je suis dans une poche en forme de cône où flottent un double-fond, les bouteilles d’eau, les 2 grab bags, des sangles de fixation.
C’est surtout le double fond qui empêche d’écoper correctement.
Heureusement il y a aussi deux petites éponges qui fonctionnent mieux.
Vite il me faut m’éloigner de Julia.
C’est alors que le mât s’abat sur l’avant bâbord ; Les aériens tombent à cinq mètres de la survie. Ouf !
Mais c’est fini. Je m’effondre en pleurs.
Le temps de m’apitoyer ne m’est pourtant pas encore donné.
Déjà une nouvelle vague inonde la survie. Tout est à recommencer.
Je suis trempé jusqu’à la peau ; Les sous-vêtements, les chaussures, l’intérieur du ciré, tout est totalement imbibé d’eau salée.
Avec le vent, il fait très froid.
Je parviens à fermer l’ouvrant côté vagues et tente de m’organiser au mieux.
Mais tant que l’intérieur de la survie sera une mini piscine je n’y arriverai pas.

Les explosions se succèderont de loin en loin, tantôt très détonantes, tantôt ‘simplement’ pétantes avec des projections de gouttes enflammées, des panaches de fumée façon champignon nucléaire ou de brefs passages du noir intense au gris-blanc.
Ce serait presque beau si ce n’était à ce point dramatique.
Une fois l’essentiel de l’eau située au dessus du double fond évacuée, j’essaye de gonfler le boudin inférieur, avec l’espoir de rigidifier le plancher et stabiliser un peu mieux la survie qui, bien trop molle, est fortement chahutée par les vagues.
Mais c’est juste impossible de gonfler ce fichu boudin.
Peut-être est-ce la valve qui est bloquée ou moi qui m’y prends mal, ce dont je doute, ou le gonfleur qui ne serait pas adapté, etc.

Depuis le début je fournis un travail de titan.
Comment ferait une femme, un homme blessé, un skipper avec femme et enfants, pour gérer immédiatement et convenablement la crise initiale sans erreur, juguler les dangers, réussir des prouesses dans l’urgence, séquencer sans faille la gestion du sinistre, enchaîner l’évacuation, garder son sang-froid pour simplement sauver sa peau, ... ?
Comment ferait maintenant un équipage de 6 gaillards dans cet espace réduit, instable, inondé, dégonflé et encombré d’objets enchevêtrés ?
Je grelotte, mais continu à m’organiser au mieux dans l’espoir de pouvoir me tenir, sinon sur les genoux, au moins assis.
Pourvu que mon gilet de sauvetage, avec toute cette flotte, ne se percute pas de lui-même.
J’y veille mais c’est toute une gymnastique pour le maintenir hors de l’eau.
 
Heureusement que Julia s’écarte de la survie, sans doute freinée par la mâture et le génois non entièrement enroulé.
Boum !
C’est un désastre total.
Je regarde en pleurs mon beau bateau se consumer dans un déchaînement de fumée nauséabonde et de flammes gigantesques.
Je suis à l’agonie avec lui et pas loin de me laisser submerger par le désespoir.
Mais j’ai froid, terriblement froid.
Il me faut réagir.
« Bouge, fait quelque chose » me dis-je à moi-même.
« T’as deux couverture de survie, du ‘Studentenfutter’ (mélange de noix), de l’eau ; Ecopes, gonfles, bouges, bouges !!».
C’est alors que le déclic se fait.
Je me souviens enfin que j’ai mon téléphone portable.
Vite ! Mais il n’y a déjà plus de chevron de connexion.
A tout hasard j’appel le 112, …, et ça marche !
L’opérateur me dit qu’il va me passer les pompiers.
« Non. Les coast-gards, pas les pompiers ».
Là c’est une opératrice qui prend le relais. Mais elle est visiblement conditionnée par une check-list qui n’est pas du tout adaptée à mon cas.
Une fois que je lui ai fait un bref topo de la situation, où tout y est dit, sauf ma position, elle commence un questionnaire pour savoir le nom du bateau, la couleur de la survie et d’autres informations qui n’ont à ce stade, aucun intérêt et surtout aucune valeur si je ne suis retrouvé, donc localisé.
« Ma position » lui dis-je, mais elle insiste imperturbablement en me demandant de ne pas crier et de garder mon calme.
 « Prenez ma position bordel. Qu’est-ce que ça peut faire de connaître la pointure de mes chaussures ou la couleur de mon slip ? Je vous ordonne de noter ma position immédiatement. Nous allons perdre la communication ».
Elle daigne alors noter que je suis sur la route de North Schield’s vers Sud Texel après 15 à 20 nautiques de route.
« Faites partir les secours ; Je suis gelé ».
« Ils sont déjà en route » me dit-elle pour me rassurer ; Sans doute pour rejoindre le canot mais pas moi, puisqu’elle n’avait pas encore ma position.
Maintenant que l’essentiel est dit elle peut me demander si j’ai un gilet de sauvetage, ou mon numéro de téléphone.
Pour cela je dois raccrocher, regarder dans le répertoire et la rappeler car je ne connais pas mon numéro par cœur et ne sais plus comment faire sans raccrocher.
Là je rappelle, à sa demande le 999, mais c’est exactement le même central qui me redirige sur elle.
Tandis qu’elle me questionne sur ses futilités, je continue de gamberger et me souviens enfin, enfin, que je porte en permanence dans mon ciré ma nouvelle balise de détresse PLB.
C’est une mini balise qui active un centre situé en France et qui dispose des renseignements que j’ai fourni concernant mon bateau, mon itinéraire, l’effectif à bord, mes données personnelles, etc.
« Dois-je déclencher ma balise ? »
Elle ne sait pas.
« Je vous informe que je vais déclencher ma balise immédiatement ».
« OK, me dit-elle : Je vous rappelle dans dix minutes ; Si ça ne marche pas je vous rappelle dans vingt minutes ; Si ça ne marche toujours pas, vous pourrez tirer une fusée ».
 Au bout des dix minutes la connexion est définitivement impossible car je suis hors de portée, même en essayant de me tenir debout.
Idem au bout des vingt minutes.
J’attendrais encore dix minutes supplémentaires, pour ne pas gâcher mes fusées car je ne vois strictement personne alentour, la fumée de l’incendie vaut largement mes fumigènes et il fait maintenant parfaitement jour.
Mais je suis tellement transi que je crains ne plus avoir, sous peu, suffisamment de force pour déclencher une fusée.
Alors j’en percute une.
Heureusement que j’ai déjà pratiqué ce genre d’exercice et que je sais qu’il faut tenir l’engin hors du radeau et avec force poigne, car c’est assez brutal !

Je n’en peux plus. Je me recroqueville au mieux et fixe ma dégaine à une filière interne du radeau.
Comme cela si le radeau se retourne et que je tombe à l’eau je resterai en contact avec lui.
Une dernière explosion retentie. Je ne sais pas combien il y en eut en tout.
Le plus grand danger venait des deux bouteilles de gaz.
En fait d’une seule ; Celle de réserve, car celle en service étant connectée ouverte sur la gazinière à très vite du agir comme un lance-flammes lorsque le flexible a brûlé.
C’est peut-être ce que j’ai vu lorsque je marchais sur le pont.
Mais il y avait également le jerrican d’essence du hors-bord, les trois de gasoil, le réservoir de carburant, les sparklets des gilets de sauvetage et leurs rechanges (une dizaine en tout) pour les grosses déflagrations ; Ainsi que le vase d’expansion du circuit d’eau, le circuit de gaz frigorigène du réfrigérateur, les 4 pneus du vélo et de la remorque, les pare battages (une dizaine également), etc. pour les petites détonations.

J’ai froid. Terriblement froid. Combien de temps vais-je tenir ?
Julia n’est plus qu’une demi coque de noix vide.
Tout a brûlé.
Il ne reste rien de ce magnifique navire où j’avais mis le meilleur de moi-même et tant de sueur et de passion.
Rien de rien. Toute ma vie s’y trouvait.
Il ne reste rien.
En quelques secondes tout est fini.
Je n’ai plus rien ; Plus rien.
Si ; La vie ! La vie et les miens !

Mais pour combien de temps encore ?
Je tremble, grelotte, mes dents s’entrechoquent au point que ma mâchoire me fait mal.

Enfin j’entends le bruit d’un puissant moteur.
Tant bien que mal je scrute l’horizon, en vain.
Finalement j’aperçois un gros hélicoptère de la Royal Air Force s’approcher.
C’est l’officier de quart du C.R.O.S.S. Gris-Nez qui l’a fait activer, après avoir contacté mes personnes référentes et qui ont confirmé que j’étais en mer à cet endroit.
Il me survole et nous échangeons un salut en agitant nos bras.
Puis il se positionne sous mon vent et se met en stand bye.
Sans doute attend-il des consignes pour savoir si c’est lui qui me récupère ou le canot de sauvetage qui ne devrait plus être bien loin.
Il doit également préparer la manœuvre de treuillage, car ce n’est pas un hélico uniquement destiné à cet exercice.
La morsure du vent est terrible et je dois refermer l’ouvrant.
De l’eau est à nouveau entrée dans le radeau. J’éponge du mieux que je peux.
Enfin je vois qu’un sauveteur sort de la carlingue et est descendu le long d’un filin.
J’ouvre l’ouvrant et attache le rabat de sorte qu’il ne puisse pas gêner la manœuvre.
In extremis je pense également à me détacher de la filière, faute de quoi j’aurai été écartelé entre l’hélico et la survie chargée du matériel et de tant d’eau.
Je connais la manip. sur le bout des doigts. Elle se déroule sans anicroche en quelques secondes.
J’ai tout juste le temps de voir l’intérieur complètement vide de la coque de Julia et me voici déjà à bord.
Le second secouriste m’installe dans un fauteuil où m’attends une couverture chauffante.
Ils ont visiblement l’habitude de pêcher des ‘marins Picard’.
AH ! Cela fait un bien fou.

Tandis que nous nous dirigeons vers la côte, j’aperçois à travers le hublot le bateau de sauvetage rejoindre Julia.
C’est comme un avion dans le ciel ; Un petit point noir suivi d’une longue traînée blanche.
En fait ils seront deux live boats ; Celui-ci, dédié à la haute mer et un second destiné au sauvetage côtier.
Ils récupèreront le radeau de survie, procèderont à l’extinction du feu puis tenteront en vain de remorquer l’épave.
Mais elle sombrera quelques instants plus tard.
Voici peu j’avais encore un superbe yacht parfaitement adapté, sûre, confortable et luxueux en comparaison de la plupart des autres voiliers.
Et là on me parle d’une épave qui vient de couler.
C’est atroce.
Une fois encore je fonds en larmes mais cette fois-ci également par excès de stress, épuisement et soulagement tant physique que moral.

L’hélicoptère me dépose sur la DZ des coast-gards de Seaham.
Ceux-ci prennent le relais, mais rien n’est organisé pour accueillir un naufragé.
Ils m’installent dans leur salle de cours où je salis la moquette de flaques d’eau salée et allument le chauffage.
Malgré les couvertures et du thé chaud je ne parviens pas à me réchauffer et je m’épuise à nouveau en tremblements.
Enfin l’un d’entre eux se souvient qu’ils disposent d’une douche au fond du garage.
Ils me déshabillent, car je n’y arrive plus seul, et me mettent sous l’eau chaude.
Ahhhh.
Dans l’intervalle, le policier m’apporté un ensemble de vêtements noirs, genre sport rudimentaire, qu’ils destinent peut être au tolars, SDF ou nécessiteux.
Pour moi ce sera extra et me permettra enfin de reprendre quelques calories.

Ca y est je suis presque sorti d’embarras.
Il ne reste ‘plus qu’à’ organiser mon rapatriement.
Pour cela mon épouse et ma fille se seront décarcassées comme des diables et auront bel et bien réussi le tour de force de me trouver les solutions les meilleures.
En effet, mon assurance bateau ne couvre que le bateau ;
Les autres assurances ne prennent en charge que les rapatriements sanitaires. Or je ne suis ni hospitalisé, ni blessé.
Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai même pas été examiné par un médecin.
Pourtant l’hypothermie était patente.

Enfin et surtout, ne disposant plus d’aucun document officiel, il m’est dorénavant impossible de quitter l’Angleterre et de rentrer en France ou en Allemagne.
La seule alternative opérationnelle est de passer au consulat de France d’Edinburgh pour m’y faire établir un passeport d’urgence.
Mais c’est à 3 heures de voiture rapide, nous sommes vendredi après midi, l’avion décolle dans 5 heures, Edinburgh est ‘bloquée’ par un festival, les coast-gards ne sont pas habilités à réaliser ce genre de service, etc.
Avec beaucoup de bonnes volontés, du bagou, de l’argent cash et une baraka retrouvée, je parviens in extremis au consulat.
Là le personnel brûle les étapes pour réaliser ce qu’il ne m’aurait pas été possible d’obtenir à l’ambassade de France de Londres, puis l’attachée consulaire et le chauffeur me déposent à l’aéroport, me permettent de griller les procédures et de sauter in extremis encore dans l’avion pour Londres.
Le reste du trajet serait presque banal si je n’étais habillé comme un bagnard, avec un gilet de sauvetage, un ciré et des docksides trempés dans un sac poubelle, un passeport bizarre, pas un rond en poche et une tronche à faire fuir Shrek.
Mais finalement cela aussi se déroulera du mieux possible.
Lorsque je tomberai dans les bras de mon épouse à la sortie de l’aéroport de Bâle, j’aurai cette formule synthétique :
« Je viens d’établir le record de la traversée North-shield’s Basel en moins de 24 heures ».

30 heures de sommeil plus tard je reviens 'sur terre'.
Et déjà il me faut gérer les contraintes technico-administratives des homos sapiens modernes.

Voilà. Mon aventure 2014 à bord de Julia s’achève ici.
Pour la suite de mes pérégrinations nautiques vous voudrez bien m’accorder un délai de réflexion.

Daniel ~~ _/) ~~ S.Y. Julia

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Ce type d'accident laisse peu de temps pour agir et dans ce genre de situation, il s'agit plus de réflexes (suite à une réflexion en amont et des entrainements) que de gestes mûrement pesés et réfléchis le moment même ...

Daniel F. a posté ce récit sur le forum de STW (Sail the World, forum français) à cette adresse, et dans les échanges qui ont suivis, il a notamment précisé que l'ensemble du sinistre n'a duré que 3 minutes, voire 5 au grand maximum, avant les explosions...

Parmi les échanges sur ce forum, voici quelques extraits des réponses de Daniel F.

Sur la nécessité d'être préparé

Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cela fait chaud au cœur.
De même j’ai omis de remercier dans mon topo (car je l’ai fait par ailleurs) très chaleureusement mes sauveteurs et le personnel du consulat de France à Edinburgh.
Il est sans doute aussi difficile d’appréhender à quel point il est ardu de recouvrer une identité d’homo sapiens du 21e siècle, lorsque l’on ne dispose plus de rien.
Papiers d’identité, permis, cartes bancaires, assurance maladie, mutuelle, argent, ordinateur avec toute une vie numérisée, documents, dossiers, factures, attestations, photos, etc. etc. Sans oublier la foultitude de choses auxquelles l’on ne pense pas et qui chaque jour vous font dire « Et merde, ça aussi c’est partie en fumée ».
Pour un ancien sapeur pompier ce n’est sans doute pas la meilleure pub.
Mais bon ; Des toubibs malades ou des cordonniers mal chaussés, … cela arrive tout de même sans qu’il ne soit nécessaire de changer de crèmerie pour autant.
A tout le moins il me semble utile de s’efforcer de tirer les meilleurs enseignements de tels évènements.
- L’alarme d’urgence est basée sur l’enclenchement d’un bouton ‘magique’, caché sous un petit couvercle, équipant les VHF fixes (de bord). Parfait, parfait, … sauf que cela suppose de pouvoir y accéder. Dans mon cas de figure, même en étant champion d’apnée, c’était parfaitement infaisable.
Conclusion : N’y aurait-il pas moyen d’avoir un répétiteur (toujours sous couvercle de protection) à la console de barre comme j’ai une double sortie HP, un répétiteur de lecteur de carte, une double commande du guindeau, … ?
- Pouvoir, à tout le moins lors de la première révision de la survie, compléter son grab bag interne de médicaments spécifiques, crème UV et/ou VHF et/ou GPS portable et/ou PLB, …
- A contrario, l’utilité et/ou la faisabilité d’installer une pompe « incendie », avec motivation de nettoyage de la chaîne lors du relevage de l’ancre ou du pont, ne me paraît pas justifié à la vue de mon cas d’espèce. Mais certains pourraient cependant y trouver un intérêt ;
- Equiper – pré équiper la console de barre pour y placer, en navigation, la vhf de sorte de pouvoir en tous temps y accéder. Mais gaffe au surarmement car l’on dira de même du couteau + lampe de poche + frontale + + + ;
- Se surarmer comme je le fus, étant solitaire, en radeau de survie car franchement je ne vois pas bien comment 6 personnes peuvent durablement tenir dans une survie 6 places => 8 ou 10 places si l’on sait que l’on sera principalement 6 à bord.
Le fait d’être en côtier ou en hauturier n’a rien à voir puisqu’il s’agit de l’armement du radeau et non de sa capacité ‘marine’ ;
- Insister encore et encore sur l’utilité des répétitions d’exercices de sécurité en tous genres (adapté au bateau et à son équipage), savoir tirer une fusée, armer un fumigène, savoir manœuvrer correctement un extincteur, moucher un feu de poêle, gérer une fuite de gaz enflammée ou non, etc. Dito pour la pharmacie, la vhf, l’appel au secours (avec un message type pré défini) qui malheureusement passeront de plus en plus par des call-center, … ;
Je sais bien que quoi que l’on fasse il y aura toujours des insuffisances voir des loupés. Mais limiter la casse est une des obligations fondamentales du skipper.
Ensemble puis individuellement il nous revient de veiller à la sécurité des équipiers, donc du bateau.
Enfin s’il est acquis que le résultat le meilleur sera obtenu avec nous skipper aux commandes il ne faudrait pas omettre de prévoir un (des) plan(s) de secours avec le capitaine HS ou +/- invalidé.
Comme j’aime à dire : Si vis pacem, para bellum.

Daniel ~~ _/) ~~ S.Y. Julia

Sur l'origine de l’incendie

Très bonne question.

Je me la suis posé avant même d’empoigner le premier extincteur et je ne cesse de me la reposer depuis.
Ce que je puis affirmer c’est ce que ce n’était pas.
Pas la cuisine, la popote n’étant pas de service à ce moment là.
Pas les clopes, les bougies, lampes tempêtes ou assimilé car je ne fume pas et n’ai aucun de ces équipements à bord ; Pas même un briquet ou une boite d’allumettes. Seulement un allume-gaz avec sa recharge.
Pas la radio (autoradio) car je n’écoutais pas alors de musique.
Pas le chauffage (ni électrique, ni fuel).
Pas le propulseur d’étrave, ni le guindeau.
Par contre tout le reste était de service.
L’éclairage de route, celui du pont, celui à l’intérieur.
Le moteur (donc sail drive, échappement, …)
Le pilote (du gros costaud).
Toute l’électronique avec AIS, radar (en veille), lecteur de cartes, VHF, etc.
Les batteries (moteur et service [400 AH]) avec le chargeur d’alternateur Seatronic.
Le groupe eau, le groupe froid.
A partir de là je me perds effectivement en conjectures et supputations que rien ne permet d’étayer ou de contredire.
Ce qui me pose le plus problème sur ce sujet est que je n’arrive pas à débriefer en me disant :
- Si c’était derrière le tableau électrique tu aurais fait ceci ;
- Si c’était dans la cale moteur tu aurais fait cela ;
- Si, si, …

Mais j’ai beau regarder, je n’arrive pas à savoir si cette ‘tante’ en avait ou pas.

Daniel ~~ _/) ~~ S.Y. Julia

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Un lien qui dirige vers la page des du RNLI, sauveteurs UK, où est relatée cette opération, avec une vidéo...


 

Un autre lien, qui pointe vers un très intéressant article de Yachting Monthly consacré au feu à bord et sur les "meilleurs" manières/méthodes d'utiliser les extincteurs, couverture anti-feu, etc.

Cet article est en anglais, si besoin utilisez Google traduction ou si la demande est forte, nous tâcherons de le mettre en ligne traduit en français...


 


 


Date de création : 17/06/2015 16:24
Catégorie : - RECITS...
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